XII
AVIS DE TEMPÊTE

Sir Charles Inskip essayait de voir ce qui se passait à travers une étroite fenêtre. Il frissonna lorsqu’une rafale fit vibrer la vitre épaisse.

— Ce n’est pas vraiment le traitement auquel je m’attendais.

Bolitho posa sa tasse de café vide et le rejoignit pour observer quelques vaisseaux à l’ancre dans le port. La présence des gros barreaux qui défendaient la fenêtre ne lui avait pas échappé, non plus que l’isolement dans lequel on les avait maintenus depuis qu’ils étaient descendus à terre. Leurs appartements à l’intérieur de ce qui ressemblait à une forteresse étaient raisonnablement confortables, mais la porte n’en était pas moins verrouillée toutes les nuits. Il aperçut le Truculent qui tirait sur son câble. Les voiles ferlées frissonnaient lorsque le vent balayait la surface du mouillage et venait se briser sur la coque et le gréement. Ce dernier aussi paraissait bien seul et vulnérable. La Dryade, la grosse frégate danoise qui les avait pris en charge pour les escorter jusqu’à Copenhague, était mouillée deux encablures plus loin. Bolitho eut un sourire amer : il ne fallait pas voir dans cette proximité une quelconque marque de confiance. Les Danois voulaient simplement s’assurer qu’elle ne subirait pas d’avaries si Poland tentait de prendre la fuite. Le Truculent était mouillé droit sous les canons des grosses batteries, endroit assez inconfortable s’il était contraint d’ouvrir le feu.

Sept jours. Bolitho essayait de ne pas être obnubilé par cela. Inskip lui avait dit et répété qu’ils se trouvaient là à la suggestion d’un ministre danois important du nom de Christian Haarder. Un homme qui tentait de maintenir le Danemark à l’écart de la guerre et de lui épargner une attaque, qu’elle vienne des Français ou des Anglais.

Bolitho regardait la ligne des vaisseaux de guerre à l’ancre, leurs pavillons écarlates à la croix blanche si caractéristique flotter fièrement au vent. A eux tous, ils représentaient presque une flotte entière, malgré les pertes sévères subies ici même cinq ans plus tôt. Les Danois avaient probablement fait revenir du continent tous les bâtiments disponibles pour les placer sous commandement unique. Cela paraissait judicieux dans tous les cas de figure. Inskip fit, visiblement irrité :

— J’ai fait passer deux messages, sans succès. Sans parler de courtoisie, le palais était informé et mes lettres rendent tous ces retards totalement inutiles.

— Les gens doivent s’interroger sur la présence d’une frégate de Sa Majesté au port.

Bolitho regardait une galère avec ses longues rames qui passait lentement le long du Truculent. Les pelles peintes en rouge montaient et descendaient gracieusement, souvenir de la Grèce antique. Mais Bolitho avait appris chèrement qu’elles n’étaient pas là uniquement pour la décoration. Elles étaient à même de battre de vitesse n’importe quel bâtiment sous voiles et emportaient pour tout armement un unique mais énorme canon capable de vous dévaster une poupe et de vous mettre à la raison, quand la proie visée ne pouvait mettre une seule pièce en batterie. Se faire attaquer simultanément par plusieurs de ces galères, comme cela était arrivé à son vaisseau amiral, c’était connaître le sort d’un animal déchiré par une meute de loups. Inskip reprit :

— Ils vont bientôt en entendre parler s’ils nous gardent ici plus longtemps.

Bolitho vit qu’Allday ramassait les tasses alors que le domestique d’Inskip se trouvait dans la pièce à côté. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Jenour aurait dû être revenu depuis longtemps. Inskip l’avait envoyé porter une lettre écrite de sa main. Bolitho se mordit la lèvre : trop de choses restaient secrètes, autant essayer de remonter du sable avec un filet de pêche. Il demanda :

— Au point où nous en sommes, pensez-vous que les Français puissent être impliqués ?

Inskip essayait de remettre ses idées en ordre.

— Les Français ? Mais bon sang, Bolitho, vous voyez la main des Français partout ! Je crois pourtant – il s’interrompit en voyant Agnew passer la tête dans la porte. Son nez allongé était rougi par le froid et il murmura : le lieutenant de vaisseau vient de revenir, sir Charles.

Inskip ajusta sa perruque et se tourna vers l’entrée principale.

— A ce que j’entends, il n’est pas seul, pardieu !

La porte s’ouvrit, Bolitho aperçut Jenour accompagné du commandant de La Dryade et d’un homme de haute taille vêtu d’un manteau vert sombre. Il devina qu’il devait s’agir de ce ministre, Haarder.

Après avoir fait une courbette à Inskip, Haarder lui tendit la main. Bolitho se dit qu’ils ressemblaient plus à de vieux adversaires qu’à des amis. On sentait entre eux une forme de familiarité qu’ils devaient sans doute autant à leur caractère qu’au flou qu’ils entretenaient pour des raisons politiques.

Haarder regarda froidement Bolitho avant de lui dire :

— Vous, je vous connais. Je me souviens du dernier séjour que vous avez fait dans notre pays.

Bolitho avait beau chercher, on ne sentait aucune trace d’hostilité dans cette remarque.

— J’avais été traité avec une extrême courtoisie – il se garda d’ajouter : ce n’est pas comme cette fois-ci ; ce n’était pas nécessaire.

Haarder haussa les épaules.

— Ici, amiral, nous ne nous faisons aucune illusion. La flotte danoise ferait une prise de grande valeur pour celui qui réussirait à mettre la main dessus – ses yeux cillèrent, il s’amusait – ou encore pour ceux qui essaieraient de la détruire pour quelque autre raison, non ?

Puis les regardant tous deux en face :

— Mes associés ne se laissent pas convaincre facilement. Dans les deux cas, ils sont perdants – il leva la main pour faire taire Inskip qui s’apprêtait à protester : Si, comme le suggère votre gouvernement, les Français s’apprêtent à exiger de prendre notre flotte sous leur contrôle, que pourrons-nous faire ? Refuser, accepter le combat ? Comment pourrions-nous bien survivre, alors qu’une nation aussi puissante que la vôtre est en guerre avec ce même ennemi depuis plus de douze ans ? Réfléchissez bien à ce que vous nous demandez avant de nous reprocher nos hésitations. Nous voulons une seule chose, la paix, même avec nos ennemis héréditaires les Suédois. Un compromis, pas la guerre, cela est-il si bizarre que vous ne puissiez le comprendre ?

Inskip se rassit, l’air accablé, et Bolitho comprit qu’il avait déjà baissé les bras avant même d’avoir essayé de négocier.

— Ainsi, fit Inskip, vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas, nous aider dans cette affaire. J’avais espéré…

Haarder le regardait d’un air compatissant.

— J’ai caressé moi aussi cet espoir, mais je suis seul contre tous.

— Lors de mon dernier passage, intervint Bolitho, j’ai rencontré le prince de la Couronne, encore que je n’aie appris sa véritable identité que bien plus tard.

Haarder lui sourit.

— Mieux vaut souvent pour les membres de la famille royale rester à l’écart des affaires de l’Etat, amiral. Je pense que, sur ce point au moins, vous tomberez d’accord avec moi.

Bolitho savait qu’Inskip le regardait avec inquiétude, comme s’il s’attendait à le voir prendre la mouche.

— Je suis officier de marine, monsieur, je ne suis pas homme politique. Je suis venu ici pour proposer mes conseils, s’ils pouvaient se révéler utiles, sur l’équilibre des forces navales dans une zone bien précise. Mais, honnêtement, je ne souhaite pas au Danemark de connaître encore une fois les terribles épreuves qu’il a déjà subies. Je pense que vous en tomberez d’accord avec moi !

Haarder se leva et dit d’une voix sourde :

— Je vais insister. En attendant, j’ai reçu instruction de mettre fin à cette tentative d’intervention dans la neutralité du Danemark. Le capitaine de vaisseau Pedersen de La Dryade va vous accompagner hors de nos eaux – il sortit un pli scellé et le tendit à Inskip : Pour votre Premier ministre, cette lettre qui a été rédigée par quelqu’un de bien plus important que moi.

Inskip contemplait l’enveloppe.

— Lord Grenville ne déteste pas moins les menaces que Mr. Pitt en son temps – il se redressa en souriant, son ancienne animosité prenait le dessus : Mais nous n’avons pas dit notre dernier mot.

Haarder lui serra lentement la main :

— Car rien n’a encore commencé, cher et vieil ami.

Et il ajouta simplement à l’intention de Bolitho :

— J’ai toujours eu de l’admiration pour vos exploits – et esquissant un nouveau sourire – à terre comme à la mer. Soyez assuré que le roi mon maître aurait aimé vous recevoir, mais – il haussa les épaules… nous sommes pris entre deux feux. Accorder une faveur à l’un revient à ouvrir nos portes à l’autre, n’est-ce pas ?

Quelques courbettes, nouvelles poignées de main cérémonieuses et Haarder prit congé.

Le commandant danois leur dit fort courtoisement :

— Si vous me permettez ?

Des marins en armes entrèrent dans la pièce et s’apprêtèrent à emporter leurs effets.

— Un canot vous attend pour vous ramener à votre bord. Ensuite – il s’exprimait d’un ton calme mais très clair : Vous voudrez bien suivre mes instructions.

Le capitaine de vaisseau sortit de la pièce et Inskip remarqua :

— Je me demande pour quelle raison ils ont fait attendre Haarder aussi longtemps. Était-ce seulement pour m’annoncer finalement qu’on ne pouvait rien faire ?

C’était la première fois que Bolitho le voyait si perplexe.

Il détourna les yeux, comme s’il surveillait Allday qui conduisait les marins danois dans l’autre pièce pour aller chercher leurs coffres. Il voulait éviter à tout prix de croiser le regard d’Inskip, la moindre remarque l’aurait fait exploser.

Était-ce seulement son imagination, une incompréhension ? Ou bien ce grand Danois essayait-il de le mettre en garde en sachant que Inskip ne saisirait pas, ou se mettrait en colère en entendant ce qui pourrait ressembler à une simple suggestion ?

Le lieutenant de vaisseau Jenour laissa tomber tranquillement :

— Enfin, sir Richard, du moins serons-nous rentrés en Angleterre avant les grandes tempêtes d’hiver en mer du Nord.

Bolitho lui prit le bras et le sentit se raidir lorsqu’il répliqua :

— Je crois que l’on nous a retardés délibérément, Stephen, je ne vois pas d’autre possibilité – il vit à son regard que Jenour commençait à comprendre : Et la route est longue jusqu’en Angleterre, rappelez-vous.

Et entendant Inskip rappeler son secrétaire, il ajouta sèchement :

— Pas un mot. Mais faites presser l’appareillage autant que vous pourrez sans que cela ressemble à de la provocation – il lui tapota le bras : Encore quelque chose à raconter à vos parents, hein ?

Allday observait leur aparté. Bolitho plein d’entrain, comme s’il se réveillait, ce jeune officier tout excité. De toute manière, Jenour n’avait jamais su dissimuler ses sentiments.

Il s’approcha pour accrocher le vieux sabre au ceinturon de Bolitho. Comme lorsqu’il s’était apprêté pour quitter le Truculent et passer à bord de la frégate danoise dans les derniers milles avant Copenhague. Quelque chose de tacite semblait se passer entre eux.

Bolitho le regarda, l’air interrogateur, et Allday finit par murmurer :

— ’paraîtrait qu’on va avoir besoin de cette vieille lame dans pas longtemps, sir Richard ?

Inskip arriva en trombe dans la pièce.

— Un bon bain chaud et un rôti de bœuf à l’anglaise, voilà ce que je – son regard s’éveilla soudain et, les regardant d’un air soupçonneux : Vous trouvez que nous avons perdu notre temps, je suppose, non ?

Bolitho le regarda en face, l’air sombre. La première exaltation que donne le danger était déjà passée.

— En fait, sir Charles, j’espère que nous n’en perdrons pas davantage !

Ils refirent, dans l’autre sens, le même trajet qu’à l’aller dans une voiture fermée pour se retrouver sur la jetée mouillée et battue par le vent où les attendait un canot croché à la gaffe. Inskip serra son gros manteau autour de lui et fit un bref signe de tête au commandant danois avant de se laisser glisser dans l’embarcation.

Son visage était de marbre, il tournait et retournait dans sa tête ce qu’il avait entendu et sans doute aussi ce qu’il n’avait pas entendu.

Bolitho attendit que les autres se fussent fait une place dans la chambre entre les bagages, puis se retourna pour jeter un dernier regard à la ville noyée sous la pluie comme un tableau que l’on aurait laissé dehors par mauvais temps. Ce qu’il voyait l’émouvait profondément. Ces flèches vertes, toutes ces belles demeures qu’il n’avait pas été autorisé à revoir. Catherine aurait bien aimé.

Il s’aperçut soudain que l’officier danois attendait : pour s’assurer qu’il ne voyait personne, ou par curiosité envers cet homme dont les canons avaient déjà contraint les vaisseaux de son pays à se rendre ? Richard Bolitho, plus jeune vice-amiral de la marine royale après Nelson. A présent, avec la disparition de Nelson… Bolitho chassa ces pensées. Peut-être cet officier jouait-il un rôle dans quelque manœuvre destinée à les retarder ? Le capitaine de vaisseau lui dit :

— Je vous souhaite bon vent bonne mer, sir Richard. Peut-être nous reverrons-nous ?

Non, il ne pouvait être mêlé à quelque sinistre complot. Bolitho sourit, se souvenant de ce qu’il avait dit lui-même à Haarder : je suis officier de marine. Il lui répondit :

— Quand les temps seront redevenus meilleurs, commandant, lorsque l’on n’aura plus besoin de gens comme vous et moi.

Il s’affala dans le canot en se retenant d’une main à l’épaule d’Allday. La coque tossait contre les piles.

En dehors des ordres que lançait de temps en temps le patron, pas un mot ne fut prononcé par les passagers entassés dans la chambre. Bolitho jeta un coup d’œil à une embarcation de patrouille qui passait : l’officier se découvrit en l’apercevant. On respecte les formes, songea-t-il, et cette pensée l’attrista. Comme lorsque les temps étaient meilleurs. La prochaine fois qu’il rencontrerait ce commandant-là ou un autre, il était fort probable que ce serait derrière les gueules des canons.

Le commandant Poland les attendait avec la garde pour les accueillir. Le canot danois poussa dans un grand envol d’embruns. Poland commença :

— J’espère que tout va bien, sir Richard ?

Il regarda Inskip qui, bousculant presque la garde, se précipitait à l’arrière.

— Préparez-vous à appareiller immédiatement, lui répondit Bolitho. Nous serons escortés par La Dryade, comme à l’aller, mais votre bâtiment est plus rapide. Une fois que nous aurons franchi les détroits, je souhaite que vous fassiez aller votre Truculent aussi vite que lorsque nous sommes allés au Cap !

Il aurait aimé que Poland cessât de le fixer ainsi.

— Je vous expliquerai pourquoi, mais je crois bien que nous n’aurons pas le temps de vieillir beaucoup avant de nous battre.

Poland sortait enfin de sa brume.

— Euh oui, sir Richard, je vais m’en occuper – il chercha des yeux son second : Si nous devons nous battre, mon bâtiment donnera le meilleur de lui-même…

Mais lorsqu’il releva la tête, Bolitho avait disparu. Il mit les mains en porte-voix et cria un ordre qui fit sursauter les hommes de la garde, frissonnant, sous cette pluie intermittente.

— Monsieur Williams ! Préparez-vous à appareiller ! Et faites venir le pilote à l’arrière !

Il fit volte-face, l’eau dégoulinait de son chapeau :

— Monsieur Munro, ayez donc la bonté de rappeler l’équipage. A moins, naturellement, que vous soyez trop occupé à admirer la ville. Je crois pouvoir vous dire que vous aurez sous peu bien mieux à voir que ceci !

Il attendit que l’officier eût quitté les lieux avant de lâcher sèchement :

— Dès que nous aurons paré la terre, monsieur Williams, école à feu !

La surprise de son second le remplissait visiblement de plaisir.

— Apparemment, nous n’allons plus jouer les paquebots très longtemps !

Le lieutenant de vaisseau Williams le regarda s’éloigner, sa coiffure et son manteau luisaient sous les trombes d’eau comme du charbon mouillé. Poland ne fournissait jamais la moindre explication tant qu’il n’était pas absolument sûr de ce qu’il avançait. Williams esquissa un sourire, avant d’empoigner son porte-voix. L’aspirant de quart lui annonça que la frégate danoise avait déjà commencé à raccourcir son câble.

Mais pourquoi donc lui aurait-il fourni une explication ? Après tout, il était le commandant !

Les roulements des sifflets résonnaient de toutes parts dans les entreponts, les marins émergeaient des descentes avant de se mettre en rang le long des passavants. Le second du Truculent se sentait tout excité, la tête lui en tournait comme lorsque l’on a bu un vin trop lourd. Il prit une grande inspiration et leva son porte-voix.

— A armer le cabestan ! – il essayait de voir quelque chose à travers les rideaux de pluie : Du monde en haut, à larguer les huniers !

Il s’aperçut que son ami le regardait, l’air narquois, après avoir entendu les sarcasmes de leur commandant.

— Souvenez-vous bien, les gars, ils ont tous les yeux rivés sur nous. Montrez-leur que personne ne sait lever l’ancre plus vite que le Truculent !

Une fois arrivé dans la chambre, Bolitho s’approcha de la carte. La pluie qui ruisselait encore de son manteau et de ses cheveux venait salir ses calculs.

Le cliquetis du cabestan, le ressac de l’eau contre la carène rendaient presque inaudibles l’air entonné par le chanteur ou les sons du violon. On avait ce sentiment unique d’un frisson de vie s’emparant de la coque.

Il savait que Poland allait descendre d’une minute à l’autre pour lui annoncer que l’ancre était à pic. Mais ce genre de choses n’était plus de son ressort. Il poussa un soupir et se pencha sur la carte. Les dés en étaient jetés.

 

Bolitho sentit la main de Jenour sur son épaule et se réveilla immédiatement. Une seconde plus tôt, il était encore en train de grimper dans la colline pour rejoindre sa maison qu’il cherchait du regard. Mais ses jambes refusaient de le porter plus loin. A présent, au fur et à mesure que ses yeux s’accoutumaient à cette lumière faiblarde qui passait par les fenêtres de poupe, il finit par apercevoir Jenour accroché à la couchette qui dansait, trempé comme s’il était resté sous la pluie.

Jenour fit à grand-peine :

— C’est l’aube, sir Richard ! – il déglutit, serra les mâchoires : Je… j’ai été malade, amiral !

Bolitho écoutait le grondement de l’eau contre le bordé, les grincements et les craquements du bois. La frégate luttait dans la tempête. Il entendit aussi quelqu’un qui vomissait et devina qu’il s’agissait d’Inskip. C’était peut-être un voyageur aguerri, quand il s’agissait de servir son pays, certainement pas un marin accoutumé à une frégate.

Il aperçut la silhouette sombre d’Allday s’avancer vers lui, le corps incliné comme un chêne dans la bourrasque.

Ses dents luisaient dans cette pauvre lumière, il lui tendit une tasse de café fumant. Il réussit à dire, couvrant le bruit de la mer et du vent :

— Ce s’ra la dernière tasse de café avant un bout de temps, sir Richard. La cambuse est noyée ! puis jetant un regard dénué d’aménité au jeune officier : Un bon morceau de porc salé, voilà ce dont vous auriez besoin, amiral.

Jenour se précipita sur le pont glissant et disparut.

Bolitho goûta son café qui lui donna un regain d’énergie. Sommeil et rêves n’étaient plus qu’un souvenir…

— Que se passe-t-il ?

Allday leva le bras pour se retenir à un barrot.

— Nous sommes sous focs et huniers arisés, encore que l’commandant était pas chaud pour réduire la toile et qu’il a fallu que le grand-perroquet parte en lambeaux ! J’ai entendu le pilote, y disait que le Danois s’apprêtait à faire demi-tour.

Bolitho se laissa glisser avec précaution sur le pont comme il l’avait fait des centaines de fois, sur tous les bâtiments possibles, depuis le cotre à hunier jusqu’à des majestueux premiers-rangs. Allday démasqua un fanal et le tint au-dessus de la table pendant qu’il consultait la carte. Poland s’en sortait bien, malgré ce temps horrible qui ne les avait pas lâchés depuis qu’ils avaient quitté l’abri des détroits. Le Truculent devait se trouver maintenant à la limite nord du Skagerrak – plus d’eau, moins de chance d’entrer en collision avec un pêcheur assez fou pour sortir par un temps pareil.

Allday lui dit comme pour le rassurer :

— Le vent a tourné depuis le premier quart, sir Richard. L’est plein nordet et ça souffle à vous casser les vergues, descend droit de l’Arctique si vous voulez mon avis.

Il s’empara d’un gros ciré, il savait que Bolitho avait grande envie d’aller y voir par lui-même. Le pont se dressait et replongeait, Allday dut se cramponner à un neuf-livres pour résister à ces mouvements affolants. La vieille blessure à la poitrine se réveillait et lui broyait l’intérieur, à en crier.

Bolitho qui le regardait, lui tendit la main :

— Allez, tiens bon !

Allday sentit la douleur se dissiper lentement, comme à regret. Il se secoua comme un gros chien et eut un sourire crispé.

— Ça va pas trop mal, amiral. Saloperie, ça arrive quand on s’y attend pas !

— Vous savez ce que je vous ai déjà dit, lui répondit Bolitho. Je le pensais alors, je le pense toujours – Allday se raidit, prêt à protester : De toute façon, vous le méritez amplement, après tout ce que vous avez fait pour votre pays – et un ton plus bas – pour moi.

Allday attendit que le pont se fût un peu stabilisé.

— Et alors, qu’est-ce que j’f’rais, sir Richard ? J’passerais mon temps à l’auberge, à raconter des salades comme tous ces vieux loups de mer ? Ou je retournerais garder les moutons ? Ou bien alors, j’épouserais une veuve assez riche et Dieu sait qu’y n’en manque pas avec cette guerre qu’en finit pas !

Bolitho gagna vaille que vaille la portière de toile. Le fusilier de faction se cramponnait à un chandelier et faisait une tête qui ne valait guère mieux que celle de Jenour. Il était inutile d’espérer convaincre Allday.

L’eau tombait en cascade par-dessus l’hiloire de la descente avant de dévaler plus bas. Quand enfin Bolitho réussit à atteindre le haut de l’échelle, le vent lui coupa presque la respiration.

Les deux bordées étaient sur le pont, l’air rempli de cris déchirants et du bruit des pieds nus qui pataugeaient dans l’eau, le bord sous le vent était submergé.

Poland, l’apercevant, se déhala péniblement le long de la lisse de dunette pour venir le rejoindre.

— Je suis désolé que l’on vous ait dérangé, sir Richard !

Bolitho lui fit un sourire. Ses cheveux étaient poisseux d’embruns salés.

— Nul ne peut vous reprocher le mauvais temps ! – il se demanda si Poland l’avait entendu : Quelle est la position ?

Poland pointa du doigt le travers sous le vent :

— A hauteur de la dernière pointe, le Skagen Horn. Nous virerons de bord dans une demi-heure environ.

Sa voix était rauque à force de hurler par-dessus la tempête et les embruns glacés.

— J’ai à peine perdu une heure, sir Richard !

Bolitho hocha la tête.

— Je sais. Vous faites des prodiges… Toujours ce manque de confiance en soi, cette crainte de la moindre critique.

Quel dommage qu’il ne s’en souvînt pas lorsqu’il notait ses officiers.

Poland ajouta :

— La Dryade a cassé une vergue de hunier et perdu pratiquement toute sa grand-voile pendant la nuit – la chose avait l’air de ne pas lui déplaire : Nous allons bientôt nous quitter.

Bolitho fut pris d’un frisson. Il était content d’avoir pu avaler une dernière tasse de café, comme Allday le lui avait fait remarquer.

Poland avait fait ce qu’il lui avait demandé. Le Truculent était resté en tête tout le temps. On ne voyait même plus La Dryade, sauf peut-être depuis la mâture. Il leva les yeux vers l’enchevêtrement du gréement, noir et luisant, et fut pris de vertige : qui pouvait bien avoir envie de faire la vigie par une tempête pareille ?

Poland marmonna quelque chose en voyant courir des hommes venus reprendre les saisines des canots sur leur chantier. Par moments, ils trempaient dans l’eau jusqu’à la taille, puis on avait l’impression qu’ils remontaient plus haut que la dunette.

— J’ai trois hommes blessés en bas ! cria Poland. J’ai demandé au chirurgien de s’assurer qu’ils étaient bien touchés et qu’ils ne faisaient pas semblant !

Ça j’en suis sûr, songea Bolitho en détournant les yeux. Et, à haute voix :

— Une fois que nous serons sortis du Skagerrak, nous pourrons tirer avantage de ce vent de nordet. Poland hocha la tête, pas encore vraiment convaincu : Nous aurons de la compagnie pour la dernière partie de la traversée, dans la mer du Nord. Vous pouvez réduire la toile si nécessaire pour réparer vos avaries et remettre la cambuse en route.

Poland ne manifesta pas la moindre surprise que Bolitho fût au courant, pour la cambuse. Il dit d’une voix bougonne :

— Vous avez ordonné à La Fringante de nous retrouver, sir Richard ? Je ne m’en suis jamais caché… le commandant Varian et moi ne nous entendons pas trop bien.

— Je le sais. Je sais aussi que, en dépit des renforts que nous avons fait revenir du Cap et des Antilles, nous sommes désespérément à court de frégates.

Il n’ajouta même pas : comme d’habitude, alors que cela avait toujours été le cas. Il avait suffisamment entendu son propre père s’en plaindre.

— Mieux vaudrait donc que vous oubliiez vos différends personnels pour vous consacrer à ce que vous avez à faire.

Le vent était mordant, la mer et l’écume faisaient assaut des deux bords. Il y avait un peu plus de jour, mais on avait du mal à penser à de misérables petites disputes ou à des plans savants concoctés en haut lieu. L’important se passait là où ils se trouvaient. Si l’Angleterre perdait la maîtrise des mers, elle perdrait bien davantage par la même occasion, et même sa liberté pour couronner le tout.

Cela dit, il était bien content d’avoir pris toutes les précautions possibles. Si l’on démontrait qu’il s’était trompé, on ne pourrait pas lui reprocher une seule négligence. Mais sinon… Il se retourna en entendant la vigie crier : « Ohé du pont ! Le danois a viré ! »

Poland chancela, une nouvelle vague venait de se fracasser contre la guibre. Il avait les mains dans le dos, son corps réagissait aux mouvements du pont avec l’aisance d’un cavalier qui monte un étalon bien dressé.

Bolitho s’éloigna, les yeux plissés pour se protéger des intempéries. Il observait une mince langue de terre qu’on apercevait à peine sur bâbord et qui paraissait bien lointaine. En fait, il savait qu’elle n’était guère à plus de deux milles. Poland serrait le vent d’aussi près qu’il l’osait en tirant parti de ce vent de nordet pour parer la pointe. Le Skaw[5], comme on l’appelait avec une nuance de respect. Cela le fit se rappeler le soulagement qu’il avait ressenti, ce matin où Allday l’avait réveillé lorsqu’ils étaient arrivés en vue du cap Lizzard. Catherine le lui avait dit plus tard, elle était sûre qu’il se trouvait tout près, alors qu’elle n’avait aucun moyen de le deviner.

— Tout l’équipage sur le pont ! Paré à abattre !

Les yeux rougis, titubant d’épuisement, le corps moulu et sanglant de s’être battus contre la mer et le vent, les marins et fusiliers du Truculent gagnèrent tant bien que mal les postes qui leur étaient assignés aux drisses et aux bras. On aurait dit des vieillards ou des ivrognes.

Poland ordonna sèchement :

— Envoyez là-haut vos meilleurs gabiers, monsieur Williams, je veux établir les perroquets dès que nous serons à la nouvelle route – puis jetant un coup d’œil à Hull, le maître pilote : Et il va falloir faire ça proprement !

Cela ressemblait à une menace.

Williams leva son porte-voix. Comme son bras doit le faire souffrir, se dit Bolitho.

— Parés sur la dunette !

Williams attendait le moment propice.

— Laissez venir de trois quarts sur bâbord !

Il agita son porte-voix, exaspéré, lorsqu’une vague passée par-dessus les filets souleva plusieurs des hommes alors que les autres parvenaient à s’accrocher, accroupis et crachant de l’eau à pleine bouche.

— Monsieur Lancer ! Du monde ici aux bras !

Poland hocha la tête, le menton rentré dans son col.

— La barre dessus !

Dans un tonnerre de toile faseyante et au milieu du fracas des poulies, le Truculent commença son abattée. Les voiles gonflées remirent le bâtiment en position à peu près droite, alors qu’il gîtait jusque-là terriblement, à la merci de la tempête.

Poland qui consultait le compas finit par ordonner :

— Gouvernez comme ça, monsieur Hull.

Bolitho vit le pilote jeter un regard derrière lui avant de rendre compte :

— En route ouest-quart-nord, commandant !

— Ohé du pont !

Poland leva les yeux, de gros nuages joufflus fuyaient dans le ciel. Après toutes ces heures passées sur le pont, il avait le visage ravagé.

— Que veut-il, cet imbécile ?

Mais la vigie reprit :

— Voile, travers tribord !

Poland parcourut des yeux la longueur du pont où ses hommes se démenaient au milieu de torrents d’eau et de débris de gréement. Ils avaient commencé à s’occuper des avaries, tout comme ils l’auraient fait sous le feu. Devoir, discipline, tradition : c’était là tout ce qu’ils savaient faire. Il ordonna :

— Envoyez quelqu’un là-haut avec une lunette, monsieur Williams !

Et il jeta un coup d’œil furtif à Bolitho qui se tenait près de la lisse au vent. Comment avait-il pu deviner ?

Bolitho surprit ce regard, Poland aurait pu aussi bien poser la question à haute voix. Il sentit sa tension se dissiper lentement et laisser place au raisonnement froid, amer.

On avait envoyé dans la mâture un aide-pilote, le meilleur de ceux de Hull, et on l’entendit bientôt crier d’en haut, d’une voix rendue plus forte par toute une vie de marin, comme un canon qui aurait connu bien des combats :

— Ohé du pont ! Bâtiment d’guerre, m’sieur !

Long silence, le temps de laisser le Truculent plonger dans une vague monstrueuse comme s’il venait de heurter un banc de sable, puis :

— P’tit navire, m’sieur ! Ouais, c’est une corvette !

— S’il dit qu’c’est une corvette, murmura Hull, c’est qa’c’en est une !

Poland s’approcha en tanguant de Bolitho et le salua avec une raideur très officielle.

— Français, sir Richard – il hésita avant d’ajouter : Trop petite pour nous menacer.

— Mais assez grosse pour nous trouver, Poland et pour s’accrocher à nos basques jusqu’à ce que – il haussa les épaules : Nous saurons bientôt de qui il s’agit.

Poland encaissa puis demanda :

— Vos ordres, sir Richard ?

Bolitho ne le regardait pas, il se concentrait sur les marins épuisés. Poland avait raison. Aucune corvette ne se risquerait à défier une frégate de trente-six. C’est donc que son commandant était sûr qu’il ne resterait pas seul très longtemps, et alors…

Il s’entendit répondre :

— Faites dégager la cambuse par les boscos, il faut rallumer immédiatement les feux !

Il ignora délibérément l’expression de Poland, qui semblait perplexe. Visiblement, la cambuse était le cadet de ses soucis.

— Vos gens sont hors d’état de se battre : ils sont à bout de bord. Un bon repas chaud, la double de rhum et vous vous retrouverez avec des hommes qui exécuteront vos ordres, et qui ne s’évanouiront pas à la première volée de mitraille.

Poland acquiesça et il ajouta :

— Je dois voir Sir Charles Inskip. Je crains qu’il ne s’agisse pour lui d’une autre mauvaise surprise.

Allday, qui était resté à proximité, vit un matelot donner une bourrade à l’un de ses camarades en riant : Vois-tu, Bill ? Notre Dick s’en fait pas plus que ça, alors pourquoi qu’on se ferait du souci, hein ?

Allday poussa un soupir. Notre Dick. A présent, ceux-là aussi étaient devenus ses hommes à lui.

Puis la pensée du rhum le fit se pourlécher les babines. Un bon p’tit coup était toujours bienvenu. Surtout quand ça risquait d’être le dernier.

 

Catherine s’arrêta au bas des escaliers et jeta un coup d’œil à la rue bordée de demeures élégantes et d’arbres nus. C’était la fin de l’après-midi, il faisait déjà sombre et les voitures avaient allumé leurs lanternes. Elle était allée faire des emplettes dans le quartier en compagnie de Yovell qui lui servait parfois également de conseiller, surtout lorsqu’il s’agissait de choses relatives à cet homme qu’il servait avec tant de dévouement.

Elle fit un signe au cocher que l’on appelait toujours le Jeune Mathieu, alors même que son grand-père, le Vieux Mathieu, cocher des Bolitho pendant des années, était mort depuis belle lurette. Il était agréable de disposer de cette voiture légère et élégante. Elle faisait partie du foyer, en quelque sorte. C’était étrange, elle pensait désormais à Falmouth et à la vieille demeure grise comme à son foyer.

— Vous pouvez rentrer à l’écurie, Jeune Mathieu, je n’aurai plus besoin de vous pour aujourd’hui.

Il lui fit un sourire en touchant le bord de son chapeau du manche de son fouet.

— Très bien, milady.

L’une des servantes de Lord Browne était venue l’accueillir. Elle fit une petite révérence, les cordons de son tablier volant au vent, puis elle alla aider Yovell à décharger les nombreux paquets.

— S’il vous plaît, milady !

La fille essayait de la rappeler, mais Catherine était déjà dans l’entrée. Elle se figea, surprise et même plus que cela en apercevant la silhouette d’un homme en uniforme debout dans la bibliothèque et qui se réchauffait les mains devant le feu.

Elle attendit quelques secondes, la main sur la poitrine, le temps de retrouver une respiration plus tranquille. C’était stupide, mais, l’espace d’un instant, elle avait cru… Mais non, cet officier de marine de haute taille, avec ces cheveux blonds, ces yeux bleus. Cet ami de toujours. Le capitaine de vaisseau Valentine Keen prit sa main et la baisa.

— Je vous prie de m’excuser, milady, d’être venu sans m’être fait annoncer. J’étais tout près d’ici, à l’Amirauté et je ne voulais pas perdre cette occasion de vous rendre visite.

Elle lui offrit son bras et ils s’approchèrent du feu.

— Vous êtes toujours le bienvenu, Val.

Elle le regardait d’un air pénétrant. Lui aussi connaissait Richard depuis longtemps, il avait servi sous ses ordres comme aspirant d’abord puis comme lieutenant de vaisseau, avant de devenir finalement son capitaine de pavillon. Elle lui dit d’une voix douce :

— Appelez-moi Catherine, je vous prie. Nous sommes amis, vous le savez ?

Elle alla s’asseoir en face de lui et attendit qu’il poursuive.

— Qu’est-ce-qui vous amène, Val ? Nous nous sommes fait du souci, pour vous, pour Zénoria. Puis-je faire quelque chose ?

Il ne répondit pas directement à sa question.

— On m’a parlé de Sir Richard à l’Amirauté – il se retourna comme s’il s’attendait à le voir là : Il n’est pas encore rentré ?

Elle secoua négativement la tête.

— Cela dure plus longtemps que ce que nous avions imaginé. Cela fait quatre semaines aujourd’hui.

Keen la regarda, elle s’était retournée pour contempler le feu. Qu’elle était belle, sensuelle… le genre de femme pour qui les hommes se battent, ce genre à rendre fou un amoureux et à lui faire faire n’importe quoi. Elle était pourtant profondément troublée et ne cherchait pas à le dissimuler. Il poursuivit :

— L’un des aides de camp de Lord Godschale m’a dit qu’on lui avait confié une mission d’une grande importance. Mais le temps est détestable, surtout dans nos eaux. J’irais jusqu’à dire qu’ils doivent en endurer – il sentit son regard posé sur lui et reprit : Zénoria était avec mes sœurs. Peut-être l’ont-elles trop dorlotée, elles sont si gentilles… Il se peut qu’elle ait décidé qu’elle ne voulait plus de moi.

— Mais votre mariage, lui demanda Catherine, rien n’a été fixé ?

— Elle est retournée dans l’ouest, où elle a un oncle, apparemment. Il était son confident lorsqu’elle était enfant, puis il est parti aux Indes. A présent, il est de retour en Cornouailles… Je ne sais pas où, précisément. Elle demeure chez lui.

Catherine voyait bien qu’il était complètement abattu. Elle savait tout, se rappelait tout.

— Mais vous l’aimez ?

Il acquiesça. Il avait l’air d’un petit garçon.

— Et je suis sûre qu’elle vous aime, pour de nombreuses, très nombreuses raisons. Vous lui avez sauvé la vie, vous vous êtes occupé d’elle quand tant d’autres lui auraient tourné le dos. Croyez-moi, Val, je suis bien placée pour savoir ce dont je parle !

— C’est entre autres la raison de ma visite. J’ai reçu une lettre de Sir Richard. Etiez-vous au courant… Catherine ?

Elle réussit à lui sourire, en dépit de son inquiétude.

— Voilà qui est mieux. Oui, je le savais. C’est au sujet de son nouveau bâtiment, le Prince Noir. Il aimerait bien vous avoir pour capitaine de pavillon, mais je jurerais qu’il ne vous a parlé que de ce mariage que nous espérons tant, n’est-ce pas ?

— Vous le connaissez bien – il eut un sourire timide : C’est pourquoi je suis allé voir Lord Godschale. Il commençait à s’impatienter.

Elle posa la main sur son cou. Elle se souvenait de ce que Bolitho lui en avait dit.

— Ce n’est pas quelque chose de si inhabituel, j’imagine.

Keen la regarda droit dans les yeux, l’air résolu.

— J’ai mis les points sur les i. C’est moi qui serai son capitaine de pavillon.

Sa réaction le surprenait, on aurait dit qu’elle était soulagée d’un poids.

— Cela vous convient-il ?

— Bien sûr que j’en suis heureuse. Qui, mieux que vous, pourrait assister mon homme au milieu de tous ces périls ? Il a pour vous la même affection que pour le jeune Adam. J’avais peur qu’on lui donnât un commandant un peu benêt comme – elle baissa les yeux – mais c’est un autre sujet.

Lorsqu’elle releva la tête, ses yeux sombres lançaient des éclairs.

— Et ne craignez rien pour Zénoria. Je la retrouverai, encore que je crois que c’est elle qui me trouvera la première lorsque je retournerai à Falmouth. Nous nous comprenons, elle et moi. Zénoria deviendra votre épouse, Val, mais vous devez être gentil avec elle. Je sais, Richard me l’a dit, que vous êtes un homme honnête, que vous n’en avez aimé qu’une seule autre de toute votre vie.

Elle vit que le rappel de tous ces souvenirs lui mettait les larmes aux yeux.

— Cette fois-ci, tout sera différent, encore plus merveilleux que tout ce que vous pouvez imaginer. Mais il faut lui laisser le temps de s’habituer à votre état de marin, il faut vous montrer patient avec elle.

Elle lui laissa le temps de s’imprégner de toutes ses paroles.

— Rappelez-vous ce qu’il lui est arrivé. Une jeune fille que l’on arrête, dont on a abusé, qui avait perdu tout espoir, qui n’avait plus aucune raison de vivre.

Il hochait doucement la tête, revoyait son dos nu que le fouet venait de déchirer de l’épaule à la hanche. Puis sa réaction de recul lorsqu’il lui avait parlé mariage et ce que cela signifierait pour eux.

— Je n’avais jamais réfléchi à tout cela. Ou peut-être préférais-je ne pas penser à ce qu’elle pouvait éprouver, je me demandais si elle se tourmentait à l’idée de ne jamais pouvoir accepter…

Il était incapable de poursuivre.

Elle se leva et s’approcha de son siège, puis lui mit la main sur l’épaule. Elle effleura son épaulette. Chaque fois qu’elle voyait un officier de marine, elle pensait à lui. A ce qu’il était en train de faire, s’il courait quelque danger.

— Voilà, Val. Vous sentez-vous mieux à présent ? En tout cas, je me sens mieux – et d’un ton plus léger : Je ne peux pas me fier à Mr. Allday pour tout !

La porte s’ouvrit et elle sentit un courant d’air glacé traverser le hall. Et pourtant, elle n’avait pas entendu la cloche de la rue, personne n’avait frappé à l’entrée.

— Qui est-ce, Maisie ?

Le regard de la servante allait de l’un à l’autre.

— Vous d’mand’pardon, milady, mais y’a un gentilhomme pour le commandant.

Keen se leva.

— J’ai indiqué que je serais ici pendant un certain temps. J’espère que cela ne vous dérange pas ?

Catherine le regardait fixement.

— Qu’y a-t-il ? Il est arrivé quelque chose ?

— Attendez-moi ici, Catherine, répondit-il seulement.

La servante fit d’un ton suppliant :

— Aimeriez-vous que je vous apporte une tasse de thé, milady ?

Elle mit un certain temps à comprendre qu’on lui parlait.

— Non, mais c’est gentil à vous.

La porte se referma, comme si on hésitait à la pousser, comme si la servante essayait d’écouter ce qu’il allait se passer.

Keen revint enfin, le visage grave. Il traversa le tapis et lui prit les mains. Elles étaient glacées.

— C’était un envoyé de l’Amirauté – il lui serra les mains plus fort lorsqu’elle essaya de se dégager : Ecoutez-moi. Il souhaite certainement que vous soyez mise au courant.

Il voyait une veine battre dans son cou, elle releva le menton. Défi, terreur, il y avait un peu de tout cela.

— Il y a eu une bataille navale. Le vaisseau de Bolitho y était engagé, mais on n’en sait guère plus pour l’instant. Il doit être rentré en Angleterre à l’heure qu’il est. C’est une goélette qui a apporté ces nouvelles à Portsmouth, puis le télégraphe a relayé le message à l’Amirauté.

Ses yeux erraient tout autour de la pièce, ou aurait dit un animal pris au piège.

— Est-il blessé ? Que dois-je faire ? Je dois y aller si…

Il la conduisit doucement jusqu’à un siège, il savait que ce n’était ni le courage ni la force qui lui manquaient, elle ne savait tout simplement plus où elle en était.

— Non, Catherine, vous devez l’attendre ici – son inquiétude se changea en révolte, mais il insista : Il souhaite certainement que vous restiez ici.

Il se laissa tomber à genoux près de son fauteuil.

— Vous m’avez été d’un si grand secours. Laissez-moi en faire autant pour vous. Je reste à votre disposition jusqu’à ce que je réussisse à savoir ce qu’il s’est passé.

— Mais quand ?

Elle prononça ces deux seuls mots, mais on aurait dit qu’on les lui avait arrachés.

— Très bientôt, demain sans doute. Je pressens que quelque chose a mal tourné et pourtant – il détourna les yeux pour regarder les flammes : …j’étais trop préoccupé par mes propres soucis.

Catherine regardait le galon d’or sur sa manche. Les choses étaient-elles bien ainsi ? Ou bien était-ce un vœu ? Après tout ce qu’ils avaient espéré. Et leur amour. Tant de femmes avaient dû connaître ce genre de situation…

Elle songea soudain à Nelson, à l’amertume que ressentait Bolitho quand il parlait de ceux qui le haïssaient tant et avaient le plus pleuré sa disparition. Personne ne parlait plus d’Emma Hamilton. On aurait dit qu’elle n’avait jamais existé, et pourtant, elle lui avait fait don de tout ce dont il manquait et dont il avait plus besoin que tout : amour, admiration. Il était rare d’avoir l’un sans l’autre. Elle commença calmement, mais d’une voix ferme :

— Je ne l’abandonnerai jamais.

Keen n’était pas sûr de comprendre exactement ce qu’elle voulait dire, mais il était bouleversé.

Elle se releva et se dirigea vers la porte, puis s’arrêta et lui fit face. Les lumières se reflétaient dans ses cheveux noirs.

— Val, restez, je vous en prie – elle hésita : Mais je monte quelques instants dans notre chambre. Ainsi, nous nous retrouverons un peu.

 

Un seul vainqueur
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